Quotidien de la mémoire
(copyrights 2000 - H&L Editions)

Le château des Moumirs   II
Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé serait le pur fruit du hasard.

Cung Gia

Message de l'auteur

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Les études    Homosexualité et sodomie    L'horreur de soi    The French capote    La mort     L'acier    Le baiser de Quayaquil    Status Quo    L'éducation des Gogols

 

Les études

Mercredi 12 janvier 2000

Les études m'ont toujours pesé.

Des heures passées dans ces espaces concentrationnaires malodorants que sont les classes il ne me reste que le souvenir d'angles de vue restreints sur des surfaces de cours.

De ma position de "sniper", je guettais le moindre frémissement du vide. Rêvant de cibles désarmées par l'ignorance que ma lucidité allait dé-asservir du temps.

J'ai appris depuis que le rêve constituait une occupation délétère dont les cellules cérébrales souffraient beaucoup de par l'importante mobilisation qu'il exigeait de ces dernières. Qui l'eut cru ?

Parfois, quand je me trouvais à un emplacement où il m'était impossible d'échapper à la servitude d'une attitude attentive je simulais l'intérêt avec lassitude - sauf si la prof présentait quelques avantages physico-extrascolaires.

Durant toutes ces années laborieuses - dans le sens pénible du terme :-((( -, comme j'avais l'habitude de le faire jeune sconse dans ma chambre du château des Moumirs, j'ai accumulé un bric-à-brac scolaire au sein duquel les matières les plus diverses se fécondèrent elles-mêmes en viols fratricides pour n'accoucher que d'une tenace et flamboyante dysorthographie - voir comment le langage internet évolue à qrands coups d'idéogrammes, transperçant de son universalité les règles momifiées, me rend confiant sur mes possibilités d'intervention futures :-))).

Quand je suis devenu prof - preuve ô combien éminente que la baisse du niveau dans l'enseignement repose sur des raisons structurelles - je pense avoir fait quelques efforts louables pour améliorer l'ordinaire de mes cours en faisant appel - pour m'amuser égoïstement moi-même - aux supports pédagogiques les plus "attrayants". Pour n'avoir modifié en rien la proportion statistique des élèves distraits je sais que le rêve forme toujours ses gladiateurs. Alleluia !

Après sept ou huit ans de sacerdoce inutile j'ai défroqué en douce. Je ne regrette rien.

 

La nouveauté de la semaine à - 50 %

 

Homosexualité et sodomie

Jeudi 13 janvier 2000

Question connaissance des choses de la vie je n'étais pas un adolescent très déluré. Quand un pote me disait qu'il s'était bien marré le veille en disco avec un vieux pédé - ou une vieille tante - qui l'avait rincé toute la soirée, je faisais un petit tour dans l'établissement en question. Pas que j'eusse eu envie de boire à l'œil, mais pour moi qui n'en avais jamais vu, un pédé devait être certainement aussi fascinant à contempler que la femme serpent ou l'homme singe d'un cirque Barnum. Ma connaissance du sujet se limitait strictement à l'écume des choses.

Un soir de boum, alors que j'effectuais la vidange, je sentis le concours d'abord évasif, puis manifeste, d'une main non répertoriée. J'étais certainement très vaseux, mais pas au point d'imaginer qu'il fût possible de pisser avec la queue d'un autre. J'ai donc fixé mon "assistant" avec je suppose dans les yeux la lueur insupportable de la plus profonde interrogation. Face à mon insondable perplexité le gars - un vieux cheval de retour - s'est probablement rendu compte que dégourdir un tel bouseux lui prendrait beaucoup plus que le temps imparti. Il n'a pas insisté. Il a eu raison.

Quand on était gamin et qu'on se traitait d'enculé - une insulte grave -, dans mon imaginaire rural ça voulait simplement dire quelque chose du genre : "t'as une gueule qui ressemble à un cul". Jusqu'à un âge avancé dans l'adolescence je n'ai pas associé ce terme à un quelconque acte de sodomie dont je n'avais même pas la perception théorique. Progressivement - à l'usage du terme si je puis dire - je me suis fait à l'idée qu'un "connard d'enculé !" serait effectivement bien plus ridicule si on pouvait le voir avec quelque chose - comme un manche à balais par exemple - lui sortir de l'anus. A ce stade avancé de mon évolution j'ai fini par comprendre ce que signifiait réellement ce terme délicat. Comme ma voisine d'aujourd'hui - une ancienne prof d'anglais - j'étais absolument convaincu que la nature nous avait muni d'orifices dont l'usage clairement défini ne prêtait SURTOUT pas à interprétation.

L'intérêt de la vie c'est ouvrir, déchirer les limites diaphanes de l'imaginaire. Il y a toujours eu un envers des choses, une face cachée. Pour ce qui concerne ce thème précis je le découvris dans le désir explicite d'une amante expérimentée. Soucieux de non seulement lui plaire, mais aussi ne pas paraître sexuellement retardé, j'ai suivi son inclination du moment. Je ne le regrette pas. Même si les sensations diverses qui étaient liées à cet authentique acte d'amour ne m'ont pas paru prévaloir en intensité ou qualité sur celles qui constituaient mon ordinaire. Il m'a en tout cas été donné de vérifier - dans le plaisir - une faisabilité qui me laissait dubitatif jusqu'alors.

 

 

L'horreur de soi

Vendredi 14 janvier 2000

Tout être humain a vraisemblablement vécu un jour l'horreur de soi. Je dois avouer que je garde en permanence sous la main cette faculté morbide et salutaire. Devant une glace, - généralement le matin ou le soir - après avoir fait quelques pitreries dont je suis coutumier, - pour me préparer en quelque sorte - je joue le jeu de la lucidité.

Avec l'emphase qui sied à un vaudeville, je m'inspecte sous des angles où je sais que le pire est en marche forcée. Pour quelqu'un dont le corps resta juvénile - aux dires de celles qui ont pu l'évaluer - jusqu'à un âge avancé de son été, je n'arrive toujours pas à comprendre comment ? quand ? toutes ces choses cachées sous les vêtements ont commencé leur invasion secrète. Cette véritable "cinquième colonne" de petits bourrelets ou de points rouges prêts à exploser. Mon épouse - qui n'est méchamment plus charitable - m'aide dans la classification des articles disponibles. Mettant complaisamment à jour le stock au cas où une distraction fortuite serait à l'origine d'un dénombrement incomplet. Je lui suis donc chaque jour - forcément - redevable de son abnégation à côtoyer en permanence un site en péril qui menace sérieusement de s'effondrer. Je me plais parfois à imaginer qu'elle en remet pour définitivement émasculer en moi toute velléité de séduction dirigée vers des cibles non homologuées (comme la voisine d'en face par exemple). La guéguerre des couples qui ont fini par croire que les dés étaient définitivement jetés ! PAS DIT !

Passé la surface des choses on arrive progressivement au glauque. Ce monde dont on est le seul à pouvoir pénétrer l'espace glacial. Parmi tous ces potentiels négatifs que l'on sait disponibles et qu'on a parfois sollicité, on s'attache pendant quelques secondes à se remémorer l'un ou l'autre de ceux qui font frémir.

Jeune troufion en service dans une caserne du Nord, un gars m'a un jour glissé un petit ruban vert à l'épaulette. Il m'a dit : T'es le chef ! Tu commandes la section ! Fais les marcher au pas !

Je n'ai jamais été un leader.

Croyez-le ou pas ! - essayez vous-même le jour de la galette des rois ! - avec un petit ruban vert sur l'épaule (à fortiori une couronne sur la tête), je suis devenu instantanément un chef, un meneur. Fallait que ça marche mille dieu ! ET AU PAS ! - UNE ! DEUX ! GAUCHE ! DROITE ! …

Très peu de temps après les faits et depuis, j'ai haï ce qu'ils ont fait de moi aussi facilement, avec si peu d'encouragements … par le pouvoir dérisoire d'un simple bout de tissu vert.

Cette saloperie de pouvoir corrompt.

Heureusement qu'il me reste les facultés de rire et d'aimer. Je compte sur elles pour une clémence.

 

 

The French capote

Lundi 17 janvier 2000

- Bonjour monsieur ! C'est pour quoi ?

- Ce serait pour une boîte de …(regard à gauche … à droite) Durex , s'il vous plaît ! (Vous avez remarqué on est toujours très poli quand on est emmerdé)

- Avec ou sans réservoir ?

- Pardon ????

- AVEC … OU SANS RESERVOIR ?

Pourquoi pas avec ou sans chausse-pied, avec ou sans moteur quatre temps, avec ou sans chaîne de transmission … tant qu'on y est ?
En plus le gars attend ! Bon ! Il veut fourguer ses options; ne soyons pas chien.

- Avec ! Avec ! (… pas déconner, … j'suis pas un clodo)

J'ai pris la boîte familiale parce que sinon je risquais de devoir me retaper sa grosse tête de ... réservoir.

Quelques jours auparavant j'avais levé une petite caille de 19 ans qui commençait ses études à l'école Normale (Je devais en avoir 23 ou 24). Une entorse à ma conduite habituelle qui me confinait à la sujétion servile de gabarits confirmés. Mais bon me disais-je : … faut goûter à tout … dans le périmètre de ses possibilités.

J'avais bien pressenti que la chère enfant était prête pour le grand saut. Le simple fait de m'avoir suivi dans ma carrée sordide sous les toits signifiait que les choses allaient se décanter à une allure satisfaisante. Quand je lui ai proposé la première fois de s'étendre sur le lit (bon OK !) puis de rentrer dedans (pourquoi faire ?) et que une fois dedans (à force de moult argumentations vicieuses) elle n'a jamais voulu quitter ni ses grandes chaussettes blanches ni sa petite culotte de même couleur; j'ai compris que :

Primo : la demoiselle envisageait très certainement dans un futur rapproché de pousser l'expérience plus loin - le temps de s'habituer à l'environnement poussiéreux.

Deusio : la demoiselle en était à son coup d'essai. Ce qui ne me rassurait pas. Rapport à ces hymens qui sont paraît-il dans certain cas rares - et terrifiants - aussi épais que des pneus de 4X4 - que les percer demande une intervention chirurgicale - et que quoi qu'il en soit : ça risquait de saigner tout plein dans un lit qui n'avait pas besoin de ça compte tenu qu'il était déjà suffisamment CRADE (Ah ! Si j'avais eu encore l'alèse détestée de mon enfance pour protéger le matelas du proprio.).

Troisio : Fallait faire gaffe à ne pas changer brutalement d'état civil.

J'étais donc revenu dans mon antre (de sconse) avec la boîte mystérieuse. En l'ouvrant je m'attendais bien à trouver les capotes dans un compartiment et dans l'autre les réservoirs. Ben non ! Que dale ! Je m'étais fait truander !

Quand je me suis déroulé le machin rose sur le chose … après autostimulation comme on dit dans la rue, j'ai remarqué que le bout du missile avait un défaut. Ouais ! Parole ! Comme une sorte de petite bulle vide qui pendouillait lamentablement. Heureusement que cette capote là servait d'essai. Comme bidule ridicule on ne faisait pas mieux. Tout en réfléchissant sur les grands thèmes de société : du genre de ceux qu'on trouve en "digest" dans certaines rubriques lingeries du catalogue de la Redoute, je me suis laissé aller à un petit galop de détente. Et vla ti pas que la bulle du bout s'est remplie ... comme un réservoir dis !  Mais c'est bien sûr ! UN RÉSERVOIR !

Je venais de franchir un pas décisif dans la connaissance d'une technologique de pointe. J'exultais.

Finalement le grand jour arriva. Elle était prête à devenir … enfin femme … (comme dans la chanson de Nicole Croisille). Gros bisous, caresses, mots tendres … les humeurs (liquides et autres) étaient à la frénésie. Hop ! Un bond hors du lit ! Enfilage précipité du bonnet - du cornet - dans le bon sens (réservoir à l'extérieur) ! Hop ! Retour au chaud !

Boum ! radaboum ! boum ! boum ! - Décontraction lente : CE QU'IL NE FAUT JAMAIS FAIRE !!!!

Tout d'un coup déchirant le silence le cri d'angoisse : NOM DE DIEU ! JE NE L'AI PLUS !

Deux diables sortant hors de leur boîte en hurlant : Viiiiiiiite la salle de bain ! Là je vous l'assure : T E R M I N É LA PUDEUR ! On se récupère le ballon en train de dégueuler son contenu sur les bords et on y va à grands coups de jets d'eau froide. J'en avais plein les mains elle en avait plein l'orifice. Bonjour l'angoisse !

Alors bon faisons la synthèse ! En ce temps là le sida n'existait pas. On risquait "seulement" de se retrouver papa et maman. Aujourd'hui on leurs bassine les oreilles qu'il faut se PROTÉGER avec des capotes. Faudrait tout de même qu'on m'explique combien on doit en mettre l'une sur l'autre et comment chacune doit être arrimée avec un porte-jarretelles pour que tout cela reste "safe" de bout en bout du processus.

Notez que ça fait maintenant quelques temps que je n'en ai acheté. Peut-être qu'aujourd'hui, en plus du réservoir il y a d'autres options ? D'ailleurs je vais peut-être bien en racheter ... après tout. ;-)


La mort

Mardi 18 janvier 2000

Mon père manifeste depuis quelques années une peur "TERRRRRIFIQUE" de la mort. Pour quelqu'un qui a passé une partie de sa jeunesse aux commandes d'avions de chasse (à hélices et à réaction) il y a là quelque chose d'apparemment antinomique. Mais l'explication est relativement simple. Comme beaucoup de pilotes il pensait réellement être un oiseau et un oiseau ne craint pas de tomber. Les êtres humains développent parfois de ces certitudes aberrantes qui les immunisent réellement.

Ma mère interdit qu'on parle de la Mort en sa présence. C'est ainsi que bon nombre de ses relations sont sous terre depuis un bail sans qu'il en sache quelque chose.
STUPÉFIANT ! Non ?

Ça donne parfois des échanges du genre :

-  Tiens ça fait un bout de temps qu'on le voit plus celui-là ! Hein ! - Pas de réponse - HEIN !
-  Qui ? … Mange ça va être froid !… ça doit être mangé chaud c'est fait avec … blabla … !
-  Tu sais bien il venait me voir pour … blabla …
-  Ah ! Oui ! Je me souviens !
-  Ben alors ! Qu'est-ce qu'il est devenu ?
-  Je ne sais pas ! Attends ! J'écoute la roue de la fortune ! Viens voir Jean c'est intéressant !

Une des rares fois où nous avons eu un dialogue dépassant le simple stade des civilités, je pense lui avoir soumis l'idée qu'après tout : la mort ne devait pas être bien différente d'un sommeil très prolongé. Depuis il ne dort plus. Plus précisément il surveille étroitement son sommeil. Ne lui laissant jamais le temps de s'installer, de prendre sa vitesse de croisière. Il le saucissonne par petites tranches tout au long de la journée.
STUPÉFIANT ! Non ?

Comme je vous l'ai raconté précédemment j'ai eu l'occasion de choisir un père adoptif. Malheureusement il m'a déjà quitté. Quand il a commencé à se plaindre régulièrement de douleurs dans la cage thoracique, j'ai décidé de prendre rendez-vous pour lui chez un copain docteur. Après les tests en clinique il est venu me voir pour me dire qu'il avait une sale petite bête à l'intérieur. On ne lui avait rien dit de précis mais il avait interprété l'embarras du docteur. De fait, quelques temps après, on lui proposa un traitement qui vous transforme un homme adulte en vieux bébé sans poils. Le traitement a été une telle réussite qu'une fois passé au travers il m'a dit : tu sais, je ne le referai pas une deuxième fois. Je préfère crever.

On dit toujours ça !

Pendant sa période de rémission nous avons beaucoup parlé de lui, de sa jeunesse, des femmes qu'il avait aimées, de sa "carrière". Il allait souvent se promener dans les cimetières militaires tout proches. Passant d'une tombe à l'autre. Calculant l'âge des jeunes gars - 18 ans, 20 ans … Il pleurait au pied des petites croix de pierre. Probable qu'il s'imaginait être dans la peau de ces enfants fauchés avant d'avoir vécu. Il pleurait à leur place (ou comme eux) : de rage, de désespoir.

Ça a duré quelques mois puis la "Bête" s'est re-pointée en force. Il avait de grosses difficultés pour déglutir le moindre aliment. Une sorte de serre-joint dans la gorge que les chairs commençaient à obstruer. C'était un homme qui avait toujours conservé de fidèles copains d'enfance. Il y avait du monde autour de lui.

Un après-midi il s'est assis sur son lit et nous a dit : "maintenant je vais mourir".
Protestations de son frère (avec qui il ne s'entendait pas) : "mais non qu'est-ce que tu racontes !" Énervement. Regard de mépris. Faible mise au point de quelqu'un qui sait ce qui lui arrive et qui n'en a rien à foutre du lot de consolation.

Trois semaines plus tard, après s'être graduellement recroquevillé dans la position fœtale, il est mort pendant la nuit. Seul avec lui-même et ses rêves inconnus. J'ai été témoin de son courage. Son exemple me portera dans mon propre franchissement de ce cap difficile, comme d'autres m'ont porté dans la découverte de l'amour.

Un jour ma mère m'appellera certainement : "il faut que tu viennes vite. Ton père ne va pas bien !"

Je redoute un visage de gibier apeuré. Cerné par une meute imaginaire. Suppliant d'éloigner encore un instant la lame qui vient le servir.

 

L'acier

Mercredi 19 janvier 2000

Par un curieux détour de la vie j'ai été conduit à connaître l'acier.
Au temps où son mystère fusionnel se limitait à quelques composants, des hommes intelligents sont devenus forgerons. Encouragés par l'esprit de conquérants prostitués à la gloire éphémère. De ce magma étincelant ils ont tiré des lames chatoyantes aux vertus fondatrices. De celles qui assoient pour la durée d'un souffle la stabilité des empires.

Par une curiosité irrépressible, j'ai persévéré dans la connaissance des concepts qui aboutissent inéluctablement aux épanchements sanguinaires. Héritier d'une longue barbarie, j'ai suivit à la trace le génie de ceux qui ne pouvaient plus choisir d'autres voies que celles des améliorations de cadence, des puissances d'arrêt, des trajectoires tendues, des saturations.

Au sein de ces mécanismes proprement admirables, j'ai perçu les hésitations, les doutes, les drames de conscience, la détermination, l'aveuglement, les contraintes budgétaires …

Si l'un d'eux a un jour à me parler de mon avenir, il aura face à lui un interlocuteur compétent.

 

 

Le baiser de Guayaquil

Jeudi 20 janvier 2000

Guayaquil n'avait pas plus d'avenir que n'importe quel port de l'hémisphère sud dont la banane est le moteur économique. Pour preuve : le chaudron où cuisait la pitance des dockers regorgeait de ce trésor illusoire. A cette époque je ne voyais que le charme des peaux sombres et la gaieté congénitale d'un petit peuple sans ambition. Même si non loin de là résonnait encore l'écho de ses rages subites.

Sur le chemin de la ville, joyeusement serré et secoué dans un bus jaune qui essayait interminablement de battre son record du tour - chaque poste d'arrêt étant validé par un tampon -, je n'imaginais pas que ce rallye infernal se justifiait par l'extrême pauvreté des pilotes. Pour eux, comme pour celle qui m'attendait plus tard dans un bar, vivre se résumait à la quête inlassable d'un petit bout de papier attestant qu'ils avaient bien franchi toutes les étapes journalières de leur misère ensoleillée.

J'arborais la désarmante insouciance de mes dix-huit printemps. Sous toutes les latitudes la jeunesse conserve un puissant pouvoir d'appel. Je fus rapidement escorté par un, puis deux, puis trois compagnons de hasard. Le Kodak Instamatic en main ils m'entraînèrent à la découverte de leur domaine. Rêvant peut-être du jour où ils pourraient me suivre à leur tour dans une ville de promesses tenues.

Quand le soleil se coucha le destin malicieux me conduisit en un lieu où l'Amour depuis longtemps avait déserté le cerveau des hommes. Mon incapacité à leurs ressembler attira très certainement cette jeune femme noire métisse aux yeux d'amande. Ma fortune limitée et mon manque d'habitude ne me permettaient pas d'ingurgiter le flot de Cuba Libre qui lui eût permis de récolter en nombres les précieux tickets mais je compensais par la fraîcheur apaisante de mon immaturité.

Le juke-box antique de l'endroit me donna l'occasion de sélectionner quelques uns des grands standards de musique lente qui rendent la nostalgie saisissable. Au milieu de la piste vide, dans ce désert de sentiments, comme deux amoureux de n'importe quel monde nous avons joint à l'appel des corps le chant désespéré de nos cœurs désarmés. Oubliant un instant les rôles de chacun, nos lèvres se joignirent en une prière d'Amour dont nous étions les seuls à connaître la sincérité.

J'ai oublié son nom, celui de l'endroit. Demeure le baiser ... le baiser de Guayaquil.

 

Status Quo

Jeudi 20 janvier 2000

Il ne jurait que par le groupe "Status Quo"; grattait en permanence une guitare imaginaire aux accents de perdition. Son zézaiement abominable l'avait privé d'une "carrière fulgurante" de ténor aphone dans un groupe légendaire. A force de nous bassiner ses visions d'apothéose acoustique on l'avait surnommé : "STATUS QUO".

Quelques années de galères à balayer ses propres déjections, de chimères à regarder passer des éléphants roses en équilibre sur un air des Status et il fit le grand Quo (saut). Leader emblématique d'un groupe disparate de nos frères qui s'évanouirent en sniffant à pleins poumons une bourrasque d'excréments non encore éteinte.

Be pretty ! Be smart ! Be a consumer ! Voilà en fin de compte ce qui résultait de la grande marche de libération, la grande messe de Woodstock. Le pauvre Status Quo n'était pas "Pretty" loin s'en faut, ne parlons pas de "Smart". Par contre, il avait été "a good consumer" au supermarket des mirages psychédéliques.

Vous parlerai-je de Léon : un géant débonnaire que sa pauvre mère (douce Gisèle) ne reconnaissait même plus dans sa peau devenue verte qui oublia de se réveiller d'un sommeil profond dans le caniveau de la disco. Irai-je jusqu'à mentionner le convulsif hara-kiri de Michel, au calibre 12, suppliant dans la rue la pétoire en main et les trippes à l'air qu'un passant veuille bien lui donner le coup de grâce. Je vous ai déjà éclairé sur le plongeon fatal de Marc dans son assiette de soupe. Combien des nôtres ont emprunté l'express du délire expéditif ?

Jacky m'avait côtoyé au temps des fous rires.
L'œuvre de Krisnamurti dans une main, la clé végétale séchée du royaume dans l'autre, rien ne pouvait entraver sa logorrhée métaphysique. Je devais lire, comprendre, adhérer,… recevoir le coup de fouet qui me décollerait les peaux mortes du cerveau.

Comment t'expliquer Jacky que mon dictionnaire lamentable de l'époque ne contenait que des mots se terminant par "ite" ou par "ouille", que toute mon énergie mentale se focalisait sur les seins de Marie-France dont le satanique soutien-gorge armé comportait trois agrafes à libérer simultanément sous peine de se voir considérablement retarder le plaisir immensément simple de contempler la vie.

 

 

L'éducation des Gogols

Vendredi 21 janvier 2000

Pour transmettre les valeurs, amorcer la cognition utile, nous devions assurer le pré-acquis, le pré-requis, le pré-mâché d'une pensée unique, dominante, uniquement dominatrice. En résumé : asservir la spontanéité d'un imaginaire brut dévoyé par l'appétit des sens.

Pour nous en convaincre il y avait des générations de psychologues délirant sur la salivation d'un chien de cirque. Des savants savamment conditionnés par la courbe significative des conditionnements de cobayes privés de leurs repères, de leur savane originelle - lieu exigeant où ces hommes de science eussent été déchiquetés sans appel.

Un socle basaltique qui sentait mauvais l'éruption à venir. Intervenue depuis. Dont ces "Maîtres" perplexes ne maîtrisent plus la coulée fulgurante.

Je pressentais confusément que ma place ne serait pas longue dans ce tunnel obscur qui effrayait mes instincts. Au travers même de l'uniforme, de l'allure externe, des attributs, je laissais entrevoir une faille, un chemin d'évasion possible. Pour assurer le maigre quotidien j'ai mal joué un temps le jeu des apparences.

A l'Institut Psychopédagogique je m'occupais de la crétinisation arithmétique des sujets de type 2. Une horde bigarrée de Gogols qui connaissaient d'une manière innée la psychologie native des contacts sensoriels. Ce n'est pas sans amusement qu'ils me voyaient déployer un effort soutenu à grands coups de bâtonnets colorés qu'ils faisaient mine - par dérision - de sucer comme des sucres d'orge. Me remémorant ma propre expérience de tribu primitive dans la cour des miracles de l'Institut Sainte-Marie, j'ai progressivement glissé là où ils voulaient m'amener : la communication non verbale purement et richement intuitive.

Le premier a émis un son à peine perceptible : une fréquence basse d'appel du tréfonds de l'abdomen. Le second a remonté d'un ton en augmentant la durée. Crescendo les suivants ont repris la note de base pour la moduler en un rythme accéléré.

Alors je suis intervenu … prolongeant moi-même de mes aspérités sonores le chant unifié d'un splendide langage amphigourique. Assumant de facto ma répugnance aux préceptes.

Une sensation … rien de plus qu'une somptueuse sensation … d'amour et de communion.

 

Suite

 


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Ce roman, dont l'ossature est largement autobiographique - comment pourrait-il en être autrement ? -, relate les affres et les joies d'une passion adultère. J'étais alors jeune (et beau) et selon l'expression consacrée :le monde m'appartenait.

Il ne s'agit probablement pas d'une "œuvre littéraire" dans le sens où le conçoivent ceux qui font profession de critique littéraire. Il s'agit plutôt de ce que je qualifierais une "œuvre d'écriture".
Vous savez, ce genre de choses que l'on voit parfois dans les grottes préhistoriques ou derrière les portes de WC et qui vous interpellent.

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